Article écrit après le concert de Jacques Higelin le 12 novembre 2005, au Théâtre de Carcassonne.
Jacques Higelin n’a pas seulement « enchanté » Charles Trenet, samedi soir, au théâtre municipal de Carcassonne. Il a hissé ses mots et ses chansons à un degré de folie que le Grand Charles n’aurait certainement pas renié. Renversant.
Il va bientôt être minuit, dans le théâtre de Carcassonne. Il va bientôt être minuit et la salle est debout applaudissant, hurlant, riant, tapant sur les sièges. Même les mémés s’y sont mises, électrisées par un « Champagne » venu du fond des tripes. Et c’est comme s’il ne devait jamais partir, jamais quitter ce petit bout de scène qu’il vient d’arpenter en tous sens jusqu’au bout du bout de sa folie. Il est arrivé trois heures plus tôt, s’est assis derrière le Steinway, costume noir et baskets blanches, chevelure grise sans cesse ramenée en arrière de la main. Au début, il faut avouer qu’on n’a guère reconnu Trenet. Pour enchanter le » Fou chantant », Higelin ne s’est pas précipité dans la facilité : des tubes, il y en a tant dans les centaines de chansons du Grand Charles qu’il aurait été inconvenant de s’y engouffrer dès le départ. « Sur le fil », « L’héritage » : Higelin fait siens les mots, et siennes les mélodies qu’il s’approprie sans jamais tenter de les singer. Son piano est éblouissant, les percussions de Dominique Mahut déroutent l’aficionado trénétien et l’emmènent loin, très loin de l’image du « père en chansons » qu’il est peut-être venu chercher. Vous voulez du Trenet ? Ses incroyables histoires, ses bluettes jamais mièvres, son bonheur et sa tristesse sont là. Mais vous aurez surtout du Higelin pur jus. De celui qui danse fémininement, qui interpelle le public, qui le fait chanter, qui l’emmène dans ses digressions, qui le fait plier de rire et taper dans les mains à tout rompre.
Fou soi-même
« Le jardin extraordinaire », lent et cristallin. « La romance de Paris« , épurée sur un accordéon discret. « J’ai ta main dans ma main », duo sucré. Et même un « Débit de l’eau, débit de lait » traité en rock effréné. On se dit qu’il faut aimer infiniment Trenet pour se permettre de l’attirer ainsi vers son monde : le plus grand respect, n’est-ce pas de traduire ses mots et ses musiques dans le dialecte Higelin, celui qui sépare lentement les vers, puis qui rugit et tonitrue le tout dans un grand sourire ? Quel plus bel hommage au « Fou chantant » que d’être fou soi-même, de ne rien s’interdire, aucun délire, aucun martèlement de clavier, aucune mimique désopilante, aucun accompagnement de harpe ou de birimbau ? A plusieurs reprises, durant ces trois heures incroyables, mélange de ballet et de combat de boxe, Higelin a tourné son regard vers le ciel, où l’on imagine les yeux brillants de Trenet observant avec délectation le joli tour joué par son seul vrai successeur sur la planète chansons. Et maintenant il est là, recevant, paupières fermées et sourire aux lèvres, les bravos qui n’en finissent pas. On pense que « Champagne« , seule entorse personnelle à la soirée, va clore ce moment de transe magique et échevelée… Mais le piano s’envole, une nouvelle fois, vers une « Folle Complainte » où l’âme se dissout en éclatant en poussière. Une larme coule entre les mains qui battent la chamade. Cette larme est de bonheur.
On a manqué ça, hélas. La folie – cette folie qui n’est pas celle d’un fou – n’est que le masque exacerbé de la détresse, et la politesse de la cacher au public, parce que si les deux sont contagieuses seule la folie offre cette larme de bonheur que tu as si bien donné à ressentir.
J’aimeJ’aime